IBN AL-NAFIS (Alaa-Uddine Ali Ibn al-Hazm al-Qurashi)

1213-1288

Médecin et anatomiste arabe syrien

Le déclin du monde arabe débuta vers la fin du XIIIe siècle, au moment où à Damas et surtout au Caire apparut une lignée d'éminents médecins, dominée par Ibn al-Nafis.

Alaa Uddine Ali Ibn Abi al-Hazm al-Qurashi, surnommé Ibn al-Nafis, plus connu dans la littérature arabe sous le nom de al-Qurashi, faisait autorité dans les domaines de la jurisprudence, de la logique, de la théologie ainsi que dans les écrits médicaux.

Ibn al-Nafis naquit vers 1213 dans les environs de Damas en Syrie. Il apprit la médecine auprès de Dakhour, médecin-chef de l'hôpital al-Nouri, ainsi qu'auprès de grands maîtres tels que Amraan l'israélite et Radi Ed-Dine al-Réhabi.

Les nouveaux maîtres de Perse, d'Egypte, du Maghreb et d'Espagne rivalisaient dans le domaine du faste et de l'esprit. C'est en 929 que fut fondée Cordoue - le joyau du monde - dans laquelle fut constituée une bibliothèque comparable à celle qui jadis avait fait la réputation d'Alexandrie (plusieurs centaines de milliers de volumes).
La médecine arabe est représentée à cette époque par les grandes écoles de Médecine Arabe ou de langue Arabe:
- L'école de Bagdad avec les Bakhtishu et Yuhanna Ibn-Masawayh
- L'école d'Ispahan avec Ibn Sina,
- L'école de Shiraz avec Ibn Abbas Al Majusi,
- l'école de Damas avec Al Baghdadi et Ibn Al Mutran
- L'école au Caire illustrée par Ibn an Nafis et Ibn Abi Usaybia
- L'école de Kairouan: avec le célèbre Ishaq Ibn Imran et Ibn Al Jazza
- Les écoles de Cordoue, de Tolède, Séville, et de Saragosse connurent de grands
médecins tels, les fameux Abulcassis, Avenzoar, Averroès.

Il avait à sa disposition une immense bibliothèque qui comportait entre autres les ouvrages de Rhazès, Avicenne et Maïmonide.

Il a enseigné, à son tour, la médecine, et supervisé un pavillon de l'hôpital al-Nouri. Il se rendit au Caire, en Egypte, à l'âge de 25 ans environ, à la demande du Sultan, où il passa le reste de sa vie. En tant que Médecin-Chef de l'hôpital al-Nassiri, il transmis son savoir à de nombreux spécialistes parmi lesquels le fameux chirurgien Ibn al-Quff al-Masihi. Il enseigna également à l'école de l'hôpital El Mansouri (Mansuriya) au Caire.

Il ne se maria jamais.

Ses contemporains lui donnaient la même stature qu'Ibn Sina au plan de l'autorité scientifique et de la connaissance médicale. L'on raconte même qu'il connaissait par cœur le Canon d'Ibn Sina et était imprégné des livres de Galien. «Pour rédiger ses ouvrages, il se bornait à écrire ce qu'il retenait, s'appuyant sur ses expériences, ses observations et ses découvertes» sans revenir à une quelconque référence.

Il avait la réputation d'être très étourdi, souvent perdu dans des pensées profondes, avec par moments le besoin d'écrire des centaines de pages dans une solitude absolue. On sait encore qu'il était très pieux et qu'il devint très riche.

Contributions scientifiques

HISTOIRE DE LA CIRCULATION
Les Anciens n'ont jamais eu une idée correcte de la circulation et de son fonctionnement, à l'exception d'Ibn al-Nafis (1210-1288).
EN éGYPTE:
"Métou": "Si tu examines un gonflement des vaisseaux sur la peau d'un membre et que son aspect augmente, devient sinueux et serpentiforme alors tu diras le concernant : c'est un gonflement des vaisseaux " (Papyrus d'EBERS ( v 1550 avant J.C.)
EN GRECE :
Deux sortes de sang ( artériel et veineux ) s'écoulent sans se mélanger, distribués depuis le foie et le coeur.
- pour HIPPOCRATE 460-375 av J.C.: "un fleuve qui arrose tout l'intérieur du corps" . "Quand les fleuves sont à sec, l'homme est mort "
- pour GALIEN 130-200 ap JC: Les artères transportent "l'esprit vital". Le coeur reste au centre du système, il siège dans l'âme, et n'est jamais conçu comme ayant un rôle moteur.
Ce schéma restera le dogme et fera autorité pendant 15 siecles !
EN PAYS D'ISLAM:
- IBN AL-NAFIS 1210-1288, réfute le dogme galénique sur la communication interventriculaire et décrit clairement le concept de la circulation pulmonaire:
" Quand le sang a été raffiné dans cette cavité ( ventricule droit ), il lui faut passer dans la cavité gauche, où se forme l'esprit vital. Cependant il n'existe, entre ces deux cavités, aucun passage. A ce niveau la substance du coeur est particulièrement solide et il n'existe ni passage visible... ni passage invisible pouvant permettre le transit de ce sang, comme l'a cru Galien. Bien au contraire la substance est épaisse et il n'y a pas de pores perméables . Donc ce sang, après avoir été raffiné, doit nécessairement passer dans la veine artérieuse, aller ainsi jusqu'au poumon ... s'y mélanger avec l'air... puis passer dans l'artère veineuse pour arriver dans la cavité gauche du coeur ..."
Par malheur l'oeuvre de ce génial précurseur ne fut révélée en Europe que 260 ans après sa mort, par la traduction en latin, en 1547, faite par le médecin italien Andrea Alpago de Belluno qui avait séjourné à Damas.
EN EUROPE:
- André VESALE (1514-1564), publie en 1543 à Bâle une première édition "De Humani Corporis Fabrica" dans laquelle il n'ose pas contredire Galien: il admet que le sang "s'infiltrait abondamment au travers du septum, du ventricule droit vers le gauche" Il publie une deuxième édition en 1555 dans laquelle il décrit la circulation d'une façon semblable à celle d'IBN AL-NAFIS, en s'interrogeant: "Je ne vois toujours pas comment la quantité de sang la plus infime pourrait être transfusée à travers la substance du septum, du ventricule droit vers le gauche"
- Realdo COLOMBO 1516-1559, publie le "De Re Anatomica" à Venise en 1558. Il y développe les idées qu’il avait enseignées sur la petite circulation. Colombo fut plus formel que Servet sur l’absence de passage à travers la cloison inter-ventriculaire et n’évoqua pas le double passage dans l’artère pulmonaire.
- Michel SERVET 1511-1553 Il reprend la thèse de Realdo COLOMBO.
- Andrea CESALPINO 1519-1603, parle le premier de "circulation" (1559) et de mouvement perpétuel. Il attribue au cœur une action essentielle ( et non au foie). Il entrevoit l'idée d'une grande circulation.
- Fabrice D'ACQUAPENDENTE 1537-1619, dans "De Venarum Ostiolis" il décrit minutieusement les valvules veineuses qu'il étudie depuis 1574 (déjà observées par Carpi et surtout Canani dès 1547).
- William HARVEY 1578-1657, en 1628 Harvey publie à Francfort "Exercitatio Anatomica de Motu Cordis et Sanguinis in animalibus" Il donne un compte rendu précis des différentes étapes de la circulation. Il en fait la démonstratiopn expérimentale (ligatures), pharmacologique et physique (pressions différentes dans les deux circulations).
- Après HARVEY il y eut: MALPIGHI, VIRCHOW, ASELLI, PECQUET, BARTHOLIN, RIOLAN, HALES, DOPPLER

 

Sa plus grande contribution en matière médicale est son approche personnel qui comporte des commentaires sur des travaux anciens auxquels il a apporté sa propre évaluation originale.

Adoptant la dissection comme méthode de travail, Ibn al-Nafis a abouti à sa découverte originale majeure:
1. Découverte de la circulation sanguine dans les artères coronaires ;
2. La circulation sanguine vers les poumons pour les fournir en air et non en aliments ;
3. Inexistence d'air ou de sédiments dans les artères pulmonaires (comme le prétendait Galien), et présence du sang seulement.

Il a été le premier à décrire correctement les poumons, les bronches et de l'interaction existant entre les vaisseaux et le sang; bien avant Miguel Servet auquel est généralement attribué cette découverte.

"Les poumons sont constitués de diverses parties, l'une d'entre elles sont les bronches, la seconde correspond aux branches de l'artère pulmonaire et la troisième aux branches des veines pulmonaires. Toutes sont reliées au moyen d'un parenchyme lâche et poreux"
"Les poumons exigent une artère pulmonaire car celle-ci leur apporte le sang qui a été aminci et réchauffé dans le cœur afin que ce qui suinte au travers des pores des branches de ce vaisseau vers les alvéoles pulmonaires puisse se mélanger avec l'air qui y s'y trouve et se combiner avec lui, la substance obtenue étant alors en mesure de devenir l'esprit après que ce mélange a gagné la cavité gauche du coeur. Le mélange est conduit vers la cavité gauche par les veines pulmonaires."

Ibn al-Nafis révélait la première description de la circulation pulmonaire, après celle avancée par Galien au IIe siècle et entachée de grossières erreurs (deux réseaux distincts: depuis le foie et le coeur, ce qui interdit toute notion de circulation). Ibn al-Nafis postulait que:
Ibn al-Nafis "Quand le sang a été raffiné dans cette cavité (le ventricule droit du coeur), il est indispensable qu'il passe dans la cavité gauche où naissent les esprits vitaux. Mais qu'il n'existait pas de passage direct entre ces dernières. L'épais septum du coeur n'était nullement perforé et ne comportait pas de pores visibles ainsi que le pensaient certains, ni de pores invisibles tel que l'imaginait Galien. Au contraire les pores du coeur y sont fermés. Ce sang de la cavité droite du coeur devait circuler, dans la veine artérieuse (notre artère pulmonaire), vers les poumons. Il se propageait ensuite dans la substance de cet organe où il se mêlait à l'air. afin que sa partie la plus fine soit purifiée et passe dans l'artère veineuse (nos veines pulmonaires) pour arriver dans la cavité gauche du coeur et y formait l'esprit vital."
"Le reliquat moins raffiné de ce sang est employé à l'alimentation du poumon. C'est pourquoi il existe entre entre ces deux vaisseaux (les artères et les veines pulmonaires) des passages perceptibles."

Ibn al-Nafis réfute les erreurs de ses prédécesseurs: le dogme galénique sur la communication interventriculaire et la description de la circulation pulmonaire:
"Le coeur ne possède que deux ventricules et il n'y a absolument aucune ouverture entre ces derniers. De même, la dissection s'oppose à ce qu'ils prétendaient puisque le septum entre ces deux cavités est beaucoup plus épais que nul autre. L'intérêt de ce sang (qui se trouve dans la cavité droite) est de rejoindre les poumons, de se mélanger avec l'air qui s'y trouve, puis de cheminer au travers des veines pulmonaires pour gagner la cavité gauche du coeur."

Il a également compris le rôle des artères coronaires dans l'irrigation du muscle cardiaque:
"En outre, le postulat [d'Avicenne] qui voudrait que le sang du côté droit serve à nourrir le coeur n'est absolument pas vrai, en effet la nutrition du coeur provient du sang circulant dans les vaisseaux qui pénètrent le corps du coeur".

Œuvres écrites

Ibn Al Nafis Œuvre

"Sharh Tashrih al-Qanun" (Commentaires du Canon d'Ibn SinA) dans lequel il critique quelques assertions d'Avicenne et donne sa propre contribution à l'anatomie, la pathologie et à la pharmacologie. Il a surtout travaillé sur les connaissances médicales en les enrichissant par l'observation et la dissection. développa sa théorie par la méthode de raisonnement abstrait qu'il établit dans son traité, et c'est le succès, l'une des découvertes majeures de la physio-anatomie.

"Al-Kitab Al-Shamel fil Tibb" (Encyclopédie médicale), de 300 volumes, inachevée en raison de sa mort, dont le manuscrit est à Damas.

"Al-Madh-hab Fil Kohl" (Traité d'Ophtalmologie),

• "Mujaz al-Qanun" (Abrégé sur la loi), est un résumé du Canon d'Ibn Sina, écrit en cinq parties.

"al-Mukhtar fil-Aghdhiya", Livre sur les effets du régime sur la santé,

"Shareh Fusul Abrikrate", Commentaires sur les Aphorismes d'Hippocrate,

"Shareh epidemia Boukrat", Commentaires sur les Epidémies d'Hippocrate,

Par malheur l'œuvre de ce génial précurseur de Servet, de Colombo, de Valverde et de Harvey fut en grande partie méconnue de ses contemporains et n'eut aucun écho car elle ne fut révélée en Europe que 260 ans après sa mort.
En effet un de ses ouvrages "Commentaires du Canon d'Ibn Sina" a été tardivement traduit en latin et publié à Venise, en 1527, par Andrea Alpago de Belluno, qui avait été médecin du Consulat de Venise à Damas. Cet ouvrage a été trouvé en 1924, par un médecin égyptien, le Dr M. al-Tarawy qui s'intéressait à l'histoire de la médecine arabe, dans la librairie nationale de Berlin. Max Meyerhof la fit connaître en 1933. C'est ce qui explique en partie que le travail d'Ibn Al-Nafis n'a pas été connu des Occidentaux pendant une très longue période.

CCependant la chronologie, permet d'observer des similitudes frappantes d'observations du concept de circulation pulmonaire qui semblent pour certains suggérer qu'il ne s'agirait pas que de simples coïncidences:
1500: Retour de Damas de Andrea Alpago de Belluno en Italie
1527: Traduction de Alpago de Belluno du texte de Ibn Al-Nafis.
1543: Vésale publie "De humani corporis fabrica" (1ère édition): Vésale admettait avec Galien que le sang "s'infiltrait abondamment au travers du septum, du ventricule droit vers le gauche"
1553: Miguel Servet publie "Christianismi Restitutio", dans lequel on peut lire: "l'air mélangé avec le sang, lequel est envoyé des poumons vers le coeur via les veines pulmonaires; le mélange ayant donc lieu dans les poumons. La couleur vive est conférée à l'esprit sanguin par les poumons et non par le coeur."
1555: Vésale: "De humani corporis fabrica" (2ème édition modifiée): "Je ne vois toujours pas comment la quantité de sang la plus infime pourrait être transfusée à travers la substance du septum, du ventricule droit vers le gauche"
1559: Realdo Colombo "De Re Anatomica", reprend la thèse de Servet.
1571: Cesalpino "Quaestionum Peripateticarum"
1597-1602: Harvey séjourne à Padoue.
1628: Harvey publie: "Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus": "Je commençai à soupçonner qu'il existait une sorte de mouvement, comme dans un cercle. Ceci m'apparut plus tard véridique, le sang était propulsé par le battement du ventricule gauche et était distribué à travers les artères de l'ensemble du corps. Il revenait ensuite par les veines vers la veine cave et retournait au ventricule droit, ainsi qu'il était envoyé de là vers les poumons via l'artère pulmonaire. Finalement, le sang revenait des poumons vers le ventricule gauche par l'intermédiaire des veines pulmonaires, comme décrit précédemment."

A sa mort au Caire en 1288 Ibn al-Nafis légua une magnifique maison de marbre et sa bibliothèque à l'hôpital Al-Mansur, qui avait été récemment construit au Caire. Ibn al-Nafis devrait être reconnu comme le principal précurseur de Servet, Vésale, Colombus et Harvey pour la description de la circulation pulmonaire telle que nous la connaissons aujourd'hui.

 

Sources

- Keys TE, Wakim KG. Contributions of the Arabs to medicine. Proceedings of the staff meet. Mayo Clinic 1953;28:423-37.

- Gordon EJ. William Harvey and the circulation of the blood. South Med J 1991;84:1439-44.

- Haddad TE, Khairallah AA. A forgotten chapter in the circulation of the blood. Ann Surg 1936;104:1-8.

- Coppola ED. The discovery of the pulmonary circulation: A new approach. Bull Hist Med 1957;31:44-77.

- Mettler CC. History of Medicine. Philadelphia, PA, USA. The Blakiston Co, 1947:40-59 and 113-128.

- Al-Dabbagh SA. Ibn Al-Nafis and the pulmonary circulation. Lancet 1978;1:1148.

- Meyerhof M. Ibn Al-Nafis and his theory of the lesser circulation. Isis 1935; 23:100-20.

- Max Meyerhof and Joseph Schacht, The Theologus Autodidactus of Ibn al-Nafis, Oxford: Clarendon Press, 1968;

- Ayman O. Soubani, MD; Faroque A. Khan, MB . The Discovery of the Pulmonary Circulation. A.S.M. 1995; 15:185-186

- Ibn al-Nafis, 'Ali ibn Abi al-Hazm, 1210 or 11-1288 Ibn an Nafis et la decouverte de la circulation pulmonaire. Damas : Institut Francais de Damas, 1955. (41 QP101.I2)

- Meyerhof, Max, 1874-1945 Etudes de pharmacologie Arabe tirées de manuscripts inédits. Le Caire : Imprimerie de l'Institut Francais d'Archeologie Orientale, 1940. (41 RS64.M4)

- A.Z. Iskandar, "Ibn al-Nafis", DSB, volume 9, pp. 600-604; - -

- Nicholas Heer, "Thalathat mujalladat min Kitab al-Shamil li-Ibn al-Nafis," Revue de I'Institut des Manuscrits Arabes, 1960, pp. 203-210;

- Emilie Savage-Smith, "Ibn al-Nafis's Perfected Book on Ophthalmology and His Treatment of Trachoma and Its Sequelae," Journal for the History of Arabic Science, vol. 4 (1980) pp. 147-206.

- Les promoteurs de l'esprit scientifique dans la civilisation islamique par Halima El Ghrari