AVERROES, (Abu'l-Walïd Muhammad ibn Ahmad ibn Rushd)

1126-1198

Médecin, juriste et philosophe arabe espagnol.

Averroes est un génie aux connaissances étendues. Il a partagé sa vie mouvementée entre l'Espagne et le Maroc en qualité de juge et de médecin. Il a été le grand commentateur de la philosophie d'Aristote dont l'influence pénétra les esprits y compris des théologiens chrétiens les plus conservateurs du Moyen Age comme Saint-Thomas-d'Aquin. On venait le voir en consultation aussi bien en médecine qu'en matière juridique.

Sa vie

De son nom Abu al-Walid Mohamed Ibn Ahmed Ibn Mohamed al-Andalusi, connu chez les Occidentaux comme Averroes est né à Cordoue en Espagne en 1126. Averroes statue La ville est alors un lieu d'intense activité intellectuelle. Sa famille était connue et respectée; son grand-père et son père avaient été grand qaadi (magistrat) à Cordoue. Averroes acquit une formation solide, par des maîtres particuliers.

 

Il commence par l'étude du Coran, de la grammaire, de la poésie, de l'écriture et des rudiments de calcul. Il est initié par son père qui était lui-même juge à Cordoue, à la jurisprudence musulmane, selon laquelle le religieux et le juridique ne se dissocient pas. Après une bonne formation religieuse il étudia d'autres branches du savoir, la physique, l'astronomie, la médecine, les mathématiques. Il apprit la philosophie et le droit sous la direction d'Abu J'afar Haroon et d'Ibn Bajja, et la médecine sous celle d'Avenzoar.

 

Médecin de princes influents il échappe pour un temps aux ennuis que lui valent ses prises de position philosophiques et son scepticisme religieux. Cela ne lui empêchera pas de goûter tour à tour au pouvoir en qualité de gouverneur de l'Andalousie, de réformateur de l'administration de la justice à Marrakech et au désagrément de la détention ou du dénuement.

 

A l'âge de 27 ans, en 1153, Averroes s'est rendu à Marrakech, sur invitation du Calife Almohade Abdel-Moumen ben Ali pour des consultations relatives à l'établissement d'un certain nombre d'écoles au Maroc et la réforme de l'administration de la Justice. Il est retourné à Marrakech une deuxième fois où il fut présenté, par le philosophe et médecin Ibn Tofaïl, au Calife Ibn Yacoub Youssef qui lui confia, en 1169 la tâche d'expliquer la philosophie d'Aristote.

Les nouveaux maîtres de Perse, d'Egypte, du Maghreb et d'Espagne rivalisaient dans le domaine du faste et de l'esprit. C'est en 929 que fut fondée Cordoue - le joyau du monde - dans laquelle fut constituée une bibliothèque comparable à celle qui jadis avait fait la réputation d'Alexandrie (plusieurs centaines de milliers de volumes).
La médecine arabe est représentée à cette époque par les grandes écoles de Médecine Arabe ou de langue Arabe:
- L'école de Bagdad avec les Bakhtishu et Yuhanna Ibn-Masawayh
- L'école d'Ispahan avec Ibn Sina,
- L'école de Shiraz avec Ibn Abbas Al Majusi,
- l'école de Damas avec Al Baghdadi et Ibn Al Mutran
- L'école au Caire illustrée par Ibn an Nafis et Ibn Abi Usaybia
- L'école de Kairouan: avec le célèbre Ishaq Ibn Imran et Ibn Al Jazza
- Les écoles de Cordoue, de Tolède, Séville, et de Saragosse connurent de grands médecins tels, les fameux Abulcassis, Avenzoar, Averroes.

Cordoue

Averroes était aussi compétent en matière de théologie que de droit ce qui lui valut d'occuper le poste de qaadi (magistrat chargé de dire le droit) à Séville, à l'âge de 44 ans, c'est à ce moment qu'il traduisit et résuma le livre d'Aristote "de Anima". Deux années plus tard il se trouve à Cordoue dans sa ville natale où il restera 10 ans comme grand qaadi de la ville. C'est pendant cette période qu'il écrira les commentaires d'Aristote.

Mais il était également intéressé par la philosophie et la logique. C'est ainsi qu'il essaya de reconcilier la philosophie et la religion dans ses travaux de réflexion. Il est rappelé en 1182 par Abu Yacoub qui en fit son médecin personnel, en remplacement d'Ibn Tofaïl, puis à nouveau magistrat à Cordoue. A la mort du Calife Abu Yacoub, Abu Youssef Yacoub, fils de ce dernier et son successeur, prit Ibn Roshd sous son égide, mais accablé par certains savants, en raison de ses idées audacieuses, Averroes fut condamné en son temps par les tenants d'une orthodoxie religieuse étroite de la religion musulmane qui lui reprochait de déformer les préceptes de la foi. Ses livres furent brûlés, à l'exception des ouvrages médicaux et astronomiques.

Averroes tombe en disgrâce vers 1195, il doit fuir, se cacher, vivre dans la clandestinité écarté de son travail. Rappelé à Marakkech au Maroc, il est emprisonné. Il connaît toutefois un retour en grâce peu avant sa mort à Marrakech (Maroc) qui survient le 12 décembre 1198. Ses cendres seront ramenées à Cordoue.

Contributions scientiques d'Averroes

Un examen attentif de ses travaux médicaux et philosophiques montre qu'Averroes était un homme profondément religieux ayant une bonne connaissance du Coran et des traditions enseignées par le Prophète auxquelles il fait souvent référence. Ainsi on trouve dans ses écrits cette phrase: "Quiconque étudie l'anatomie augmente sa foi dans l'omnipotence et l'unité de Dieu Tout Puissant".

Averroes philosophe fut avant tout praticien et théoricien de la médecine et du droit. Il aurait écrit 78 livres sur différents sujets.

En tant que médecin.

• Averroes averroesétait un médecin porté sur la recherche, l'analyse et le traitement des maladies, bien qu'il ait eu un plus grand penchant pour la recherche et l'étude. Son œuvre médicale la plus connue est "Kitab Al-Kulliyate fil-Tibb" ("Livre de Médecine Universelle"). Ecrit avant 1162, cet ouvrage fut traduit en latin par Bonacosa en 1255, sous le titre de «Colliget»,et en hébreu. Il fut publié en 1482 et en 1560 à Venise, il fût enseigné officiellement dans les Facultés et écoles de Médecine occidentales jusqu'au XVIIe et XVIIIe siècles. Ce n'est qu'en 1984 que le texte arabe a été imprimé à New Delhi. En 1989, le Conseil supérieur algérien de la Culture, en coopération avec l'Union internationale des Académies, a procédé à la publication «d'Al-Kulliyate», après authentification et commentaire par les Dr Saïd Chibane et Ammar al-Talibi.

Il est composé de sept livres, comporte une belle introduction à la Physiologie.

Il y exprime son adhésion à la médecine scientifique héritée des grecs qu'il faut concilier avec l'ensemble des traditions rassemblant les pratiques et les conseils du Prophète en matière de soins. Il souligne, en outre, la nécessité de s'appuyer sur l'observation et l'expérimentation, d'avoir une connaissance globale de tout ce que la science naturelle a accumulé au plan de la dissection et de la fonction des membres. La consultation entre médecins qu'il a prônée est un apport notable à la médecine.

-1 - Tashrih al-a'lda' : De Anatomia. (Anatomie des organes)


- Averroès s’intéresse à l’anatomie. Il traite de 7 paires de nerfs crâniens, il décrit les nerfs rachidiens et leurs territoires d’innervation, les 4 citernes cérébrales ainsi que 2 méninges.
- Averroès, dans le Colliget, se range clairement derrière Aristote et il fait du cœur le siège de la virtus cibavita et de la sensibilité générale, en réfutant les arguments anatomiques qui pouvaient être avancés.
- Outre ses fonctions motrices, il reconnaît au cerveau les capacités d’imagination, de réflexion, de mémorisation (mémoire d'évocation et de fixation)
- Il découvre que l'organe sensible de l'œil est la rétine, et annonça parmi les premiers que la rétine reçoit la lumière.

-2 - al-Sihha : De Sanitate, &, de Complexione. (Santé et Physiologie)


- Lorsqu'on a eu la chance de guérir d'une variole, il aboutit à la conclusion que la variole ne touche le malade qu'une seule fois.

-3 - al-Marad : De Aegritisdinibus, & accientisbus. (Maladies et accidents)


- Réponses ou conseils touchant la diarrhée
- Commentaire moyen sur le "De febribus" (Des fièvres) de Galien
- Commentaire du "De temperamentis" de Galien
- De spermate (Du sperme)
- Questions sur la fièvre intermittente
- Sur les fièvres putrides
- La rage est due à la maladie du chien atteint de la rage.
- Il souscrit, en outre, à la proposition d'Ibn Sina sur la transmission héréditaire, de père en fils, de certaines maladies.

-4 - al-'Alamat : De Signis Saenitum, & Aegritudinum. (Symptômes)


- Averroes a décrit une multitude de maladies, ainsi que leurs symptômes et leurs complications. Il a traité, en outre, des manifestations psychiques, telles que la colère, la tristesse, l'anxiété et l'épilepsie.

-5 - al-Adwiya wa 'l-aghdhiya De Cibis, & Medicinis. (Médicaments et nourriture)


- Averroes estimait qu'une alimentation saine, une eau propre et un air pur sont les garants d'une bonne santé. Il considérait que les médicaments constituent une matière étrangère au corps, nuisible au fonctionnement de certains organes en raison de leurs diverses incidences, en particulier sur le foie et les reins, dont les fonctions visent à éliminer les poisons du corps
- "En médecine il y a d'abord la parole, ensuite il y a l'herbe, ensuite il y a le bistouri".
- La chair de vipère et les herbes médicinales faisaient partie des ingrédients de base qui entraient dans la composition des médicaments.

-6 - Hifz al-sihha : De Redimine sanitatis. (Hygiène)


- Averroès est l'auteur de la première ébauche de description du sarcopte de la gale.

-7 - Shifa al-amrad : De aegritudi num Curatione, seu Ingenio sanitatis. (Thérapie)


- Il s'est intéressé également à la thérapeutique médicale, consacrant une bonne partie de son ouvrage «Al-Kulliyate» aux différents types d'aliments et de remèdes et à leurs effets, tout en fixant les bases à suivre pour déterminer les posologies.

Autres traités médicaux

• «al-Tiryaq» (Les antidotes). Dans cet ouvrage, Averroes détermine les maladies pouvant être soignées avec des antidotes, définissant l'étiologie de ces maladies et les méthodes d'utilisation des antidotes.

• «Exégèse de l'Arjouza d'Ibn Sina sur la médecine».

• Averroes a également écrit des commentaires sur divers écrits de Galien «al-Ilal wal-Amradd» (Affections et maladies) et sur un poème médical d'Avicenne.

En tant qu'astronome

• Averroes a élaboré un traité d'Astronomie: "Kitab fi-Harakat al-Falak", sur le mouvement des sphères et des étoiles, abrégé d'astronomie à partir de l'Almageste de Ptolémée (90-168).

En tant que juriste.

• De la même époque que le "Kitab Al-Kulliyat", date le "Bidayat al-Mujtahid wa-Nihayat-al-Muqtasid", ouvrage consacré à des questions discutées en matière de fiqh (droit, au sens musulman, selon lequel le religieux et le juridique ne se dissocient pas), ce qui lui valut une certaine réputation en ce domaine.

En tant que philosophe.

Ce n'est ni comme juriste ni comme médecin qu'Averroes fut connu du monde latin mais comme "Commentateur" d'Aristote, tout comme Aristote est le "Philosophe".

Les sources de la pensée d'Averroes sont de deux ordres:
- le philosophe Aristote dont il veut retrouver la philosophie dans sa pureté, en éliminant les interprétations passées faites par les musulmans ou les grecs.
- l'Islam et son livre saint le Coran.

Averroes cherche à retrouver Aristote (384-322) Aristote et Platon

Aristote et Platon, Ecole d'Athènes par Raphaël (Vatican) ci-contre

En une vingtaine d'années Averroes écrivit sur presque tous les traités du corpus aristotélicien qu'il considère comme un "être divin" et inspiré. Il utilise pour cela plusieurs traductions, il trouve ainsi certaines erreurs de traduction ou d'interprétations, parfois des rajouts. Il cherchait à trouver un sens originel à sa vie à travers l'œuvre du philosophe grec. Sa conception philosophique sur l'origine des êtres est inscrite dans ses commentaires des traités d' Aristote.

Traductions latines d'Aristote, commentées par Averroes
Averroes, Grand Commentaire, sur Aristote, De Anima.

Deux versions latines et commentaire en petits caractères. Commentarium magnum Averrois in Aristotelis De Anima libros, traduit par Michel Scot vers 1230.
Paris, troisième quart du XIIIe siècle. Manuscrit sur parchemin (158 feuillets, 31 x 21 cm).
BnF, Manuscrits (Latin 16151 fol. 22)

Le mot générique de commentaire en couvre trois sortes distinctes :
- le petit commentaire ("Jami"), abrégé, ou paraphrase, destiné à de jeunes élèves.
- le commentaire moyen ("Talkhis") est une explication assez courte, destinée à des étudiants déjà familiarisés avec le sujet.
- le grand commentaire ("Tasfir"), dans lequel Averroes énonce les problèmes que suscitent certains passages, rapporte les solutions avancées par les commentateurs antérieurs, les examine, et expose la sienne propre, ce qui donne lieu à des développements parfois très longs.
Ces commentaires sont connus uniquement dans des traductions hébraïques ou latines.

Averroes cherche à concilier Philsophie et Religion

Aux yeux d'Averroes, rien dans la philosophie d'Aristote bien comprise ne contredit le Coran. La philosophie ne contredit pas la loi divine qui appelle à étudier rationnellement les choses: on doit "unir le rationnel (ma'qul ) et le traditionnel (manqul )". Averroes s'en explique dans Fasl al-maqal (Discours décisif ); "le vrai ne peut contredire le vrai".

Ce programme est possible, parce que la loi divine a un sens extérieur (zahir) et un sens intérieur (batin): les hommes capables de science doivent pénétrer jusqu'à celui-ci et le garder pour eux, les autres se contentant du premier, qui précisément leur est destiné. Si les préceptes pratiques s'imposent à tous indistinctement, les comportements doivent nécessairement différer en matière théorique. La seule attitude qui ne soit pas justifiée est celle des mutakallimun (théologiens) qui, communiquant aux gens du commun des interprétations mal fondées, jettent le trouble dans les esprits; faute de connaître les véritables méthodes rationnelles, ils s'en tiennent à des argumentations simplement probables, sur quoi rien de certain ne peut se fonder.

Sur ces bases - distinctions corrélatives des sens du Coran, des capacités intellectuelles et des modes de démonstration - Averroes a composé un ouvrage intitulé Découverte des méthodes démonstratives concernant les dogmes religieux (1189). Il y traite de plusieurs points fondamentaux de la foi islamique (l'existence de Dieu, son unicité, ses attributs, ses actions...) en substituant aux formulations et aux arguments des écoles théologiques, qu'il critique en détail, un exposé qui, fondé sur le seul texte coranique, doit convenir à la fois aux simples et aux savants (aux aristotéliciens).

Problème de la corporéité de Dieu

Un exemple fera comprendre cette méthode. Bien qu'il n'affirme rien de positif sur ce point, le Coran semble suggérer que le Créateur a un corps. Certains théologiens (mutakallimûn) ont prétendu prouver qu'il n'en était rien; mais leurs démonstrations ne sont pas solides; d'autre part, à dire aux gens du commun que Dieu est sans corps, on risque fort de leur faire conclure qu'il n'existe pas. La meilleure attitude consiste à ne pas aller plus loin que la Loi, c'est-à-dire à attribuer à Dieu ni la corporéité ni l'incorporéité. Et si l'on demande ce qu'il est, il faut, se référant au texte révélé (Coran, XXXIV, 35) et à la tradition du Prophète, dire que Dieu est Lumière. Ainsi on ne s'écarte pas de la Loi; on signifie aux gens du commun une existence réelle et particulièrement noble; on rappelle aux savants que leur intelligence est aussi incapable de saisir Dieu que les yeux des chauves-souris le sont de voir le Soleil -(allusion à Aristote : Métaphysique, II, 1, 993 B, 9-11).

Dans l'ensemble de ce traité, Averroes apparaît au point de convergence de trois perspectives doctrinales: la théologie musulmane, qu'il refuse mais qu'il connaît assez à fond pour la critiquer de l'intérieur; la révélation coranique et la philosophie d'Aristote, qu'il accepte intégralement l'une et l'autre comme deux expressions différentes du vrai.

Son ouvrage le plus important "Tuhafut al-Tuhafut" ("Inchoérence de l'Incohérence" ou "Destruction de la Destruction") est écrit en réponse au travail du penseur musulman et philosophe mystique Al-Ghazali, mort en 1111, qui avait écrit un livre destiné à ruiner les doctrines de divers philosophes: le "Tahafut al-falasifa" (La Destruction des philosophes ), qu'il réfute méthodiquement. Pour Al Ghazali, il n'y a pas de loi de la nature, mais des volontés de Dieu ; et la science doit s'effacer devant la toute puissance de la religion. Il écrit: "les connaissances consacrées par la Raison ne sont pas les seules, il y en d'autres auxquelles notre entendement est absolument incapable de parvenir".

Réponse aux adversaires de la philosophie: Unité de l'intelligence

Averroes précise dans "Tuhafut al-Tuhafut" ("Inchoérence de l'Incohérence"), la double incapacité de l'intelligence: l'une est relative, propre à une certaine classe d'esprits, et provient soit de la constitution individuelle, soit de l'absence d'instruction; l'autre est absolue, et tient à la nature même de l'intelligence. On notera que, dans le texte résumé ci-dessus (allusion aux chauves-souris), c'est une image tirée du Philosophe lui-même qui illustre cette limitation radicale.

Dans ces interprétations, il fait état de sa théorie d'une intelligence universelle immortelle à laquelle tous les hommes participent par leur espèce mais non en tant qu'individu, les âmes particulières étant elles périssables et dépendantes.

Il distingue en l'homme l'intellect passif et l'intellect actif. Celui-ci se situerait au-delà de l'individu : il lui serait supérieur, antérieur, extérieur car il serait immortel: en effet bien que les individus meurent, d'autres les remplacent toujours, et si la science vient à manquer en un point de la Terre, on peut être assuré qu'elle est en quelque autre: l'homme, en tant qu'être spécifique, est toujours nécessairement "joint" aux intellects.

Bien entendu il en va autrement pour les hommes particuliers: la pensée de chacun est liée à ses propres images. C'est pourquoi, malgré l'unicité des intellects, les pensées de chaque homme sont différentes de celles des autres; cela explique aussi que "ma" pensée soit, en un sens, "mienne", puisqu'il dépend de "moi" de me joindre à l'intellect agent, c'est-à-dire de faire que l'intelligible soit abstrait de "mes" images.

Immortalité

Selon Averroes, Aristote soutient une doctrine de l'éternité de la matière: rien ne vient du néant, et ni la forme, ni la matière ne sont créées. Le mouvement serait éternel et continu.

L'éloge qu'il fait d'Aristote va parfois jusqu'à conférer à son existence une signification proprement exemplaire. Ainsi:

"Ce point [à propos de l'âme] est si difficile que si Aristote n'en avait parlé, il eût été très difficile, impossible peut-être, de le découvrir - à moins qu'il ne se fût trouvé un autre homme comme Aristote. Car je crois que cet homme a été [...] un modèle que la nature a inventé pour faire voir jusqu'où peut aller la perfection humaine en ces matières."

Son but est de revenir à l'authentique philosophie aristotélicienne. Il pense que l'homme n'a ni le contrôle de sa destiné, ni que celui-ci est entièrement prédéterminé. Averroes nous offre ici le tableau d'un monde sans commencement ni fin temporels, où les sphères tournent éternellement parce qu'elles dépendent de l'activité éternelle du Premier Agent. Ce Dieu d'Aristote agit selon un mode qui n'est ni volontaire ni naturel, mais que la Loi révélée appelle volonté. Créateur, sa science des êtres existants n'est ni universelle (car la connaissance par l'universel est abstractive et potentielle) ni particulière (car le particulier, matériel et multiple, est sans rapport avec l'unité de l'intellect divin): la science divine est toute différente de la nôtre, parce que - Averroes le dit encore dans son grand commentaire sur la Métaphysique , et dans un petit traité consacré à la "science éternelle" - elle est la cause de l'existence de l'être, et non pas son effet.

Dieu connaît, Dieu crée, c'est tout un: son essence créatrice est coextensive à la science qu'il a de ses créatures. L'identification en Dieu de l' "être" et du "connaître" est conforme à la théorie aristotélicienne, de même que l'éternité du monde; en liant ces thèmes à celui de la création, Averroes les éclaire d'un jour qui n'est plus grec, mais coranique; on a vu qu'il se référait explicitement à la révélation, et qu'il affirmait l'incapacité de l'intelligence humaine à en saisir le contenu entier.

L'immortalité serait un attribut de l'espèce et non de l'individu. Cette distinction conduit Averroes à séparer radicalement raison et foi, la Révélation de la Foi n'étant accessible qu'à l'intellect actif.

Ainsi la pensée d'Averroes apparaît comme un ensemble complexe où s'enlacent et s'équilibrent des éléments venus d'Aristote et d'autres venus du Coran, d'une façon très différente toutefois de ce que sera la scolastique chrétienne.

C'est ce qui lui vaudra d'ailleurs sa disgrâce.

Averroes expose sa Théorie de la connaissance

Dans sa théorie de la connaissance, Averroes expose sa philosophie de la survie individuelle de l'âme. Dans les commentaires du "Traité de l'Âme" il exploite les passages, quelque peu obscurs, où Aristote parle des intellects: celui qui reçoit l'intelligible, comme le sens reçoit le sensible, et celui qui est la cause de la connaissance. Averroes explique que l'intellect "agent" interfère sur l'intellect "matériel", ces deux intellects sont l'un et l'autre éternels, et uniques pour tous les hommes. C'est en eux que s'opère réellement la pensée éternelle comme le monde, l'espèce humaine fournit sans défaillance à leur incessante actualité bien que les individus meurent, toujours d'autres les remplacent, et si la science vient à manquer en un point de la Terre, on peut être assuré qu'elle est en quelque autre: l'homme, en tant qu'être spécifique, est toujours nécessairement "joint" aux intellects.

Bien entendu il en va autrement pour les hommes particuliers: la pensée de chacun est liée à ses propres images. C'est pourquoi, malgré l'unicité des intellects, les pensées de chaque homme sont différentes de celles des autres; cela explique aussi que ma pensée soit, en un sens, mienne, puisqu'il dépend de moi de me joindre à l'intellect "agent", c'est à dire de faire que l'intelligible soit abstrait de mes images. Mais, Aristote l'enseigne, l'imagination est liée au corps, et meurt avec lui: c'est pourquoi la pensée individuelle est périssable, et, après la mort, "nous ne nous souvenons plus". Ainsi paraît supprimée toute croyance en une immortalité personnelle; toutefois, dans le "Tahafut al-Tahafut" , Averroes rappelle que, selon Aristote, l'altération d'un organe, de l'œil par exemple, n'implique pas nécessairement celle de la faculté correspondante (ici, de la vue): ce qui peut laisser supposer que l'intellect n'est pas seul à survivre à la mort du corps. Mais sur la question de l'esprit, l'homme "n'a reçu que peu de science", comme le dit un passage du Coran que cite ici Averroes: et le problème reste ouvert.

En revanche, la doctrine d'Averroes est parfaitement nette en ce qui concerne une question débattue depuis longtemps par les philosophes musulmans: celle de la "jonction" (ittisal , continuatio dans les traductions latines) avec l'intellect "agent". Notre auteur s'en explique en plusieurs endroits: dans ses commentaires au Traité De l'âme, et dans trois "épîtres" consacrées à cette question. Pour comprendre la façon dont nous nous "acheminons vers la jonction", il faut ajouter à ce qu'on a dit plus haut qu'en passant à l'acte, l'intellect matériel devient intellect en habitus , c'est à dire possession stable de connaissances, de concepts, dont le nombre s'accroît à volonté. Quand sont actualisés pour nous tous les intelligibles que l'intellect matériel était potentiellement, "aussitôt l'intellect agent se joint à nous": c'est le terme du mouvement vers la jonction. De quoi s'agit-il au juste? La connaissance par abstraction est dépassée: si l'intellect matériel acquiert de la perfection en pensant des formes engagées dans la matière, il le peut à plus forte raison en pensant des formes immatérielles, intelligibles par soi (cela vient encore d'Alexandre d'Aphrodise).

Béatitude intellectualiste

D'autre part, le grand commentaire sur la Métaphysique explique que les substances séparées - et l'intellect agent en est une - peuvent être connues intellectuellement par nous, bien que ce soit difficile. La "jonction" nous unit donc à l'intelligible pur: c'est alors "la béatitude", "le grand but, l'immense bonheur"; l'homme en cette situation fait le lien entre l'actualité de l'intelligible et le sensible, puisque c'est en pensant ce dernier qu'il s'est élevé "de perfection en perfection, de forme en forme". Averroes va jusqu'à dire que, selon Thémistius (IVe s.), il est alors "assimilé à Dieu en ce qu'il est et connaît tous les êtres: car les êtres, et leurs causes, ne sont que la science de Dieu". Non que pour Averroes l'intellect agent soit Dieu, mais la jonction à cet intellect élève l'homme au niveau des substances séparées et de l'intelligible pur. Si l'on peut parler ici de mystique, c'est en un sens bien particulier, en rappelant qu'Averroes critique les soufis pour avoir négligé la voie spéculative, et qu'inversement il place la béatitude dans la perfection du savoir: on est alors tenté d'évoquer Spinoza. Mais surtout, dans sa Découverte de la méthode, Averroes, rencontrant le problème de la vision de Dieu, le résout comme il résout toutes les questions de ce genre: le Coran et le Prophète nous ont appris que Dieu est lumière; les esprits simples comprennent qu'ils verront Dieu comme on voit le Soleil, et les savants que la béatitude est accroissement du savoir (cela complète et nuance ses premiers exposés sur ce thème). Ainsi ce dernier exemple montre à nouveau que, pour Averroes, la félicité suprême se formule aussi bien en termes empruntés à la révélation que dans ceux de la philosophie d'Aristote, selon deux modes distincts et qui doivent le rester.

Résumé:

Averroes rejette l'idée de la création du monde dans le temps; le monde, affirme-t-il, n'a pas de commencement. la manière d'Aristote, il conçoit Dieu comme le "premier moteur", la force autonome qui stimule tout mouvement, transformant le potentiel en actuel. L'âme humaine singulière émane de l'âme universelle unifiée.

Averroes était admiré par les Juifs d'Espagne qui ont répandu sa philosophie en Europe, en particulier en Italie et en France après qu'ils aient été obligés de quitter l'Espagne. La pensée d'Averroes a été interprétée par des penseurs chrétiens qui l'ont appelée la "théorie de la double vérité". Bien qu'Averroes n'ait jamais véritablement soutenu l'existence de deux catégories de vérité, l'une philosophique, l'autre religieuse. Ceci impliqua une séparation de la raison et de la foi et influença la spéculation philosophique et théologique pendant de nombreux siècles.

C'est à des juifs et à des chrétiens attachés à conserver et traduire ses œuvres qu'il doit son influence posthume.

Conclusion: le rationnalisme tolérant d'Averroes

Médecin, Juriste et Philosophe arabe, Averroes joue un grand rôle dans la redécouverte d'Aristote par l'Occident.

Dans ses commentaires qui étaient utilisés de préférence aux textes originaux d'Aristote, il estime que les vérités métaphysiques peuvent être exprimées de deux façons: par la philosophie (représentée par les vues d'Aristote et des néoplatoniciens de l'antiquité tardive) et par la religion (représentée sous la forme simplifiée et allégorique des livres révélés).

C'est de cette philosophie que partirent les grands courants de l'averroisme latin suivi respectivement par Siger de Brabant ( 1235- 1282) à Paris et par le médecin Pietro de Abano (1250-1315) de Padoue: ( " ... La médecine est appelée "philosophie seconde": les deux disciplines sont en effet complémentaires, l'une soignant l'âme, l'autre le corps...la médecine et la philosophie sont soeurs".)

Cette doctrine sera plus tard combattue par Thomas d'Aquin, qui chercha à réconcilier la foi et la raison pour fonder la théologie comme science rationnelle.

Ce principe philosophique a engendré une grande polémique et a soulevés des débats passionnés. Il a été déclaré plus tard hérétique par les musulmans et les chrétiens parce qu'elle contredisait la doctrine de l'immortalité personnelle (condamnation par l'évêque de Paris en 1270, puis par le pape Léon X en 1513). Les commentaires ont exercé une influence considérable tant sur la scolastique chrétienne que sur la philosophie dans l'Europe médiévale et sur les philosophes juifs du Moyen Âge.

Averroes a profondément marqué le développement théorique de la médecine, ayant frayé la voie à la compréhension des théories grecques en la matière, et ce, grâce aux résumés critiques qu'il réalisa des œuvres de Galien et autres, mais aussi par ses analyses critiques de leurs théories et la formulation d'opinions contraires aux leurs.

 

Sources

- Dominique Urvoy, Averroes, les ambitions d'un intellectuel musulman, Flammarion, coll. "Les Grandes Biographies", Paris, 1998, 253 pages.

- Roger Arnaldez, Averroes, un rationaliste en Islam, Balland, coll "Le Nadir", Paris, 1998 (2e édition), 237 pages.

- L'intelligence et la Pensée, sur le De anima d'Averroes, dans la collection de poche Flammarion, Paris, 1998, 413 pages. Nouvelle traduction d'Alain de Libera, avec un ensemble de notes permettant de comprendre la logique de l'auteur et un index.
Sur la civilisation arabo-islamique:

- André Miquel, L'Islam et sa civilisation, Colin, 1990.

- D. et J. Sourdel, La civilisation de l'Islam classique, Les Grandes Civilisations, Arthaud, 1983.

- Les autorités d'Averroes sur le De anima

- Averroes actuel ( Revue Philosophique Etudiante de l'Université Laval.

- Les promoteurs de l'esprit scientifique dans la civilisation islamique par Halima El Ghrari